Retrouvez ici des sujets d'actu problématisés, une réflexion et un état de l'art des connaissances, des questionnements et des pistes d'action pour ouvrir le débat. La mission d'observation du pôle sert à prendre de la hauteur sur des sujets du moment ou qu'on estime importants pour les musiques actuelles. Ce pas de côté prospectif permet aussi d’avoir une publication régulière en complément des études menées au long cours.

 
 
  
 

Publié sur un rythme trimestriel, chacun des textes est soumis à un comité de lecture spécifique en fonction des sujets évoqués.

 
Ce texte s'est nourri d'échanges avec :
  
Anne-Cécile DOUILLET, Professeure de science politique à l'Université de Lille et directrice du Ceraps
 
Vincent GUILLON, codirecteur de l'Observatoire des politiques culturelles et professeur associé à l'IEP de Grenoble
 
Aurélie HANNEDOUCHE, directrice du Syndicat des musiques actuelles
 
 
 
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Extrême droite et culture, un pacte faustien inenvisageable ?


ébauché en avril 2025 / publié en septembre 2025
 

Il est consensuel dans le secteur culturel de s’opposer, plus ou moins frontalement, à l’extrême droite. Au lieu d’évacuer la question d’emblée, n’y a-t-il pas un intérêt pour les acteur·rices culturel·les à travailler avec des élu·es de ce bord politique ? L’enjeu de survie du secteur culturel, particulièrement menacé dans le contexte actuel, ne vaut-il pas la peine de considérer la question sérieusement ? Et, au-delà, quels discours et positionnements construire pour que la culture (re)devienne crédible et désirable auprès du plus grand nombre ? Dans ce contexte, rendu encore plus sensible par la série d’élections des quatre prochaines années, le pôle Haute Fidélité s’interroge sur le rôle des organisations de la société civile et sur les stratégies pour « réarmer » le secteur culturel.
 
 
Des intérêts réciproques au rapprochement ?

« L’extrême droite et ses idées sont l’ennemi de la culture », « lorsqu’on travaille dans la culture, on est forcément en lutte permanente avec l’extrême droite, car quand elle arrive au pouvoir, elle frappe systématiquement sur la culture et la liberté d’expression », « Le monde des arts et de la culture (…) participe à la construction collective d’un avenir durable, vivable, désirable, plus juste. Autant de notions incompatibles avec les idées de l’extrême droite. » Ces trois verbatims, respectivement issus d’un tract de la CGT-Spectacle, du témoignage d’un photographe de spectacle lors d’une manifestation, et d’une pétition signée par 500 artistes de la musique avant les législatives anticipées de 2024 1, résument le consensus apparent au sein du secteur culturel. L’extrême droite est un ennemi irréductible et ontologique. A l’inverse, on n’entend personne du secteur travaillant en lien avec les centaines d’élu·es du Rassemblement National (RN), de Reconquête ou de l’Union des Droites pour la République (UDR) 2 dire que cela ne change pas grand-chose finalement. Collaborer ou non avec des élu·es et des personnalités dont on réprouve les idées est un dilemme très concret qui se pose pour de nombreux acteur·rices culturel·les, et nul doute que cela va le devenir encore plus dans les mois, les années à venir. Il semble donc intéressant d’examiner l’hypothèse sous-jacente, sans posture dogmatique a priori : est-ce qu’un rapprochement entre ces deux mondes est impossible, et n’y avons-nous pas intérêt ?On est peut-être à un tournant des politiques culturelles en France

Le contexte politique et budgétaire actuel voit la remise en cause du soutien public à la culture et un détricotage assumé de la compétence partagée entre collectivités et État. En d’autres termes, le consensus transpartisan autour de la culture semble derrière nous, les financements croisés caractéristiques de ce système sont fragilisés et on est peut-être à un tournant des politiques culturelles en France 3. Dans une période où la question culturelle est largement désinvestie par le personnel politique, et le secteur culturel de plus en plus l’objet d’attaques de sa part, celui-ci a besoin d’allié·es dans le champ politique qui prennent fait et cause pour lui. Les quatre années à venir seront émaillées d’échéances électorales 4 et, sans préjuger d’un raz-de-marée de l’extrême droite comme aiment à prophétiser les médias, des collectivités et des positions de pouvoir risquent de basculer en sa faveur. En accord avec leur stratégie de normalisation, des élu·es d’extrême droite multiplient les signaux « rassurants » et les appels du pied aux acteur·rices culturel·les (généralisation des courriers de félicitations accompagnant l’octroi de subventions), électorat qui ne leur est clairement pas acquis. L’amorce d’un tel dialogue en contexte électoral pourrait contribuer à faire levier pour que les autres formations politiques, de plus en plus ébranlées par l’extrême-droite, réinvestissent les questions culturelles et répondent aux préoccupations des acteur·rices du secteur. Mais aussi servir à mieux cerner les intentions déguisées derrière ce qui est affiché par l’extrême droite. A ces fins, peut-être y aurait-il un intérêt stratégique de court terme à jouer le jeu d’une ouverture aux élu·es d’extrême droite, en demeurant très prudent·es.



Une (fausse) évidence : l’extrême droite au pouvoir, une mise au pas de la culture sans précédent ?

Avant d’en venir là, une double question s’impose : quelles sont les ambitions de l’extrême droite en matière culturelle, et comment cela se traduit une fois celle-ci arrivée au pouvoir ? Si l’on prend le cas du parti le plus emblématique en France, le RN, son programme pour les dernières élections présidentielles et européennes montre une certaine constance. Dans les faits, il contient peu de propositions en matière culturelle, si ce n’est en matière de sauvegarde du patrimoine, de défense de la francophonie et de privatisation de l’audiovisuel public. Dans le fond, elles traduisent une vision fortement identitaire, conservatrice et néolibérale de la culture. La politique publique de la culture n’est pas traitée comme un sujet à part entière par le RN, le parti n’étant pas historiquement lié à l’ensemble d’interventions, d’institutions et de valeurs qui l’incarnent. Mais les sujets culturels y sont considérés comme essentiels et plutôt traités via son tamis idéologique, comme l’observe Vincent Guillon, au travers des « thématiques du "grand remplacement", de "l’identité française", de la dépossession et de l’insécurité culturelles, des fondements religieux et historiques de la société, du déclin culturel et civilisationnel » 5.

La mise au pas autoritaire de la culture, qui vient d’emblée à l’esprit à l’évocation du RN, est-elle une généralité dans les exécutifs territoriaux contrôlés par ses élu·es ? Le politiste Emmanuel Négrier, qui s’est penché sur la question à l’aube des législatives anticipées de 2024, dessine un tableau plus nuancé. A partir de quelques cas de figure, il montre que « la folklorisation et le rejet de la diversité culturelle sont donc à la fois présents et discrets dans la gestion RN des villes » 6. Il l’explique par une volonté délibérée de ne pas faire de vague, en accord avec la stratégie de dédiabolisation du parti qui passe notamment par le fait de prouver la capacité du RN à gouverner en assumant une posture idéologique la plus neutre possible. Si l’extrême droite se faisait beaucoup plus interventionniste dans les grandes villes du Sud-Est conquises lors des municipales des années 1990, Vincent Guillon explique lui aussi que la séquence 2014-2020 ouvre la voie à une gestion municipale de la culture qui joue en majorité la carte de la respectabilité et la continuité des partenariats et soutiens culturels 7. Cela tient notamment au fait que la culture est moins considérée comme une priorité que d’autres secteurs tels que l’économie ou la sécurité. Cet interventionnisme diffus n’empêche pas l’affirmation de choix politiques :
Il faut rappeler que l’extrême droite n’a pas le monopole des ingérences.
rejet plus ou moins direct du soutien à certaines esthétiques (rap, techno), ou aux acteurs les plus investis dans l’éducation populaire et les quartiers prioritaires (éviction de la Ligue des Droits de l’Homme à Hénin-Beaumont), exacerbation d’une « identité française » et d’une histoire nationale et locale fantasmées (Fête du cochon à Hayange, célébration de l’Algérie française à Perpignan), reprise en main de programmation, dé-conventionnement et conflits avec des équipes artistiques (théâtre de l’Escapade à Hénin-Beaumont, Cie Arène Théâtre à Moissac)…

Il faut en revanche rappeler que l’extrême droite n’a pas le monopole des ingérences. Historiquement, les élu·es de tous bords ont interféré dans la conduite des affaires culturelles, et menacé l’autonomie de ses acteur·rices à divers degrés 8. Professionnel·les du secteur et élu·es se disputent régulièrement les frontières de leurs prérogatives. Cela se traduit par de vifs antagonismes 9, et par des atteintes à la liberté de création et de diffusion artistiques dont l’essor important ces dernières années a conduit à une alerte de la commission culture du Sénat en décembre 2024 10. En ce sens, l’extrême droite ne fait que reconduire des pratiques politiques existantes. On peut donc se demander pourquoi leurs ingérences défraient autant la chronique, si ce n’est leur caractère peut-être plus brutal et la focalisation médiatique forte.

Au demeurant, une inconnue de taille persiste : que feront les formations d’extrême droite une fois élues et qu’elles ne seront plus en quête de respectabilité ? L’exercice du pouvoir en Hongrie, en Italie ou en Pologne montre une certaine continuité, malgré des différences : culture mise au service d’une idéologie réactionnaire et d’un récit national revisité, mise au pas des services publics et/ou privatisation des filières par des grands groupes plus ou moins proches des gouvernements, autocensure structurelle des artistes et des institutions 11... Ces mesures d’inspiration fasciste 12 montrent que les logiciels idéologiques de l’extrême droite et des acteur·rices du secteur culturel sont insolubles, rendant toute forme de compromis impossible et tout rapprochement vain et périlleux.



Faire face et reconstruire notre discours

Une fois la piste du rapprochement avec l’extrême droite écartée, quelles alternatives s’offrent à nous pour sortir de la sidération actuelle et faire face aux difficultés croissantes ? Il y a sûrement déjà déjà un enjeu à acter le basculement du centre de gravité de l’échiquier politique vers des positions très conservatrices et réactionnaires, autrefois trustées par l’extrême droite. Autrement dit, ce sont peut-être moins les élu·es d’extrême droite qui constituent le danger que l’assimilation décomplexée de leurs idées par le champ politique. En témoignent particulièrement les politiques menées par les Régions Auvergne-Rhône-Alpes et Pays de la Loire, sous l’impulsion de leur exécutif présidé par des élu·es Les Républicains et Horizons, qu’on peut résumer par le triptyque intimidations/coupes budgétaires/attaques idéologiques 13. L’erreur consisterait à y voir des cas isolés, quand cette porosité se retrouve dans la communauté de votes très forte à l’Assemblée nationale entre député·es des groupes Droite Républicaine (DR) et RN 14. Ce sont peut-être moins les élu·es d’extrême droite qui constituent le danger que l’assimilation décomplexée de leurs idées par le champ politique Le fait que les attaques du secteur culturel, de ses valeurs et de ses acteur·rices, soient de plus en plus frontales, répétées et généralisées à un spectre politico-médiatique large appelle à agir en conséquence. L’ensemble des atteintes doivent être systématiquement documentées et dénoncées, leurs impacts mesurés, et les risques encourus médiatisés auprès du grand public.

Mais cela est insuffisant et demande aussi d’autres formes de réponses, plus réflexives. Il y a un enjeu majeur à (re)construire au sein du secteur culturel un discours et un positionnement face au narratif de l’extrême droite, qui soient audibles par le plus grand nombre et redonnent à la culture une image désirable, une volonté partagée de défendre ce secteur et ses acteur·rices. Si absurdes qu’ils puissent paraître à celles et ceux qui y travaillent, souvent dans la précarité, les discours assimilant le secteur culturel à une caste de privilégié·es vivant confortablement d’argent public semblent trouver un écho chez beaucoup de citoyen·nes. Probablement parce que l’image de déconnexion et d’entre-soi dont souffre le secteur a fait son chemin et achève de le rendre non essentiel dans l’opinion : à l’heure où les injonctions à tailler dans les services publics deviennent la norme, qu’est-ce qui justifierait en effet de préserver le financement de la culture au détriment de la santé ou de l’éducation ? Il y a ici un réel travail de fond pour réinventer un récit qui parle à la population dans sa diversité. C’est-à-dire qui ne se focalise pas sur la défense des emplois, sur les « dates en moins » ou sur la création artistique, mais incarne des thématiques qui touchent au quotidien des personnes pour rendre les attaques de la culture socialement inacceptables.

La réinvention de ce discours doit aussi permettre d’aller chercher les plus rétif·ves, du côté de l’électorat d’extrême droite. Le récent ouvrage du chercheur Félicien Faury montre que les ressorts du vote RN se caractérisent notamment par une dimension raciste et une détestation des élites culturelles, son électorat se sentant moins solidaire des personnes au fort capital culturel que des dominants économiques 15. La critique des « assisté·es » et la « valeur travail » étant prégnantes au sein de cet électorat, l’assimilation des acteur·rices culturel·les à une forme d’assistanat rencontre donc un écho particulièrement favorable chez lui. Le discours convenu sur la culture vectrice du vivre-ensemble et de diversité ne suffira plus à faire face en l’état actuel. Il serait plus porteur de jouer sur des affects communs (l’attachement aux services publics, une meilleure redistribution des richesses), des conditions de vie et des préoccupations quotidiennes partagées (la précarité, la crainte du déclassement), en les ramenant aux raccourcis trompeurs et aux faiblesses du discours social de l’extrême droite (la « préférence nationale » comme réponse).



Se regarder en face et repenser nos pratiques

Qui plus est, tenter de comprendre et de convaincre ne solutionnera pas tout. Ce serait se cantonner à une posture de « sachant » et sous-tend que les « autres » ont tort alors que nous sommes dans le vrai, des raisons alimentant en partie la défiance de l’électorat d’extrême droite 16. Et cela conduirait à éloigner toute tentative d’introspection, qui paraît aujourd’hui nécessaire à au moins deux égards : prendre acte du fait que la culture, telle que nous la mettons en œuvre, ne parle pas à tous·tes et que nous avons une responsabilité ; réexaminer en conséquence ce qu’on propose et la conception de la politique publique de la culture qui la sous-tend. Prendre acte du fait que la culture, telle que nous la mettons en œuvre, ne parle pas à tous·tes et que nous avons une responsabilité

A la suite des travaux pionniers de Pierre Bourdieu, les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français nous enseignent depuis plusieurs décennies que la stratification sociale perdure malgré des inflexions. En dépit d’une diversification de l’offre et de l’essor global des sorties culturelles, la fréquentation des lieux culturels demeure plus souvent le fait des catégories supérieures urbaines diplômées et de publics vieillissants 17. Quand on sait que 3 % de la population seulement a un abonnement a une salle de spectacle 18, est-ce qu’on peut considérer que nous sommes irréprochables ou que nous ne pouvons pas mieux faire ? Armé·es des meilleures intentions, sincèrement convaincu·es du bien-fondé de notre action et ne ménageant pas nos efforts, nous laissons tout de même la majeure partie de la population de côté. Il y a là un énorme paradoxe quand on revendique s’adresser à tous·tes, doxa des professionnel·les de la culture.

Comme le rappelle fréquemment le sociologue Fabrice Raffin, l’échec de la démocratisation culturelle est consommé, et celle-ci a longtemps servi d’alibi à la production d’une culture institutionnelle pour l’essentiel définie par les professionnel·les de ces institutions et leurs publics attitrés 19. Un nombre considérable de personnes issues de milieux populaires ou de classes moyennes ont la conviction chevillée au corps que cette culture n'est pas faite « pour eux », et ne voient pas l’intérêt de fréquenter des lieux et des événements culturels 20. Peut-on se contenter de leur dire que le « monde des arts et de la culture est en prise directe avec la société et ses évolutions [et] participe à la construction collective d’un avenir durable, vivable, désirable, plus juste » 21 ? Ou doit-on chercher à incarner cette diversité autrement et refonder un pacte de confiance ?
D’autres pratiques et attentes en matière culturelle doivent être prises en considération sous peine d’alimenter des ressentiments et d’éloigner encore davantage une partie de la population de la vie démocratique 22. Le recul historique suggère que ce n’est pas (qu’) une question de manque de moyens, d’accès aux équipements ou de médiation insuffisante, dans la mesure où ces tentatives d’ouverture se révèlent au mieux peu fructueuses, au pire contre-productives 23.

Si les constats sur la crise de la culture ne datent pas d’hier et sont souvent instrumentalisés 24, un ensemble de marqueurs montrent clairement une polycrise profonde à l’œuvre (des financements, des publics, de sens). Et les réponses jusqu’à présent ne sont pas à la hauteur des défis, comme l’a révélé la séquence ouverte par la dissolution de l’Assemblée nationale en juin 2024. Absence de remise en question sérieuse des milieux culturels 25, positionnements pas définis voire clivés vis-à-vis de l’extrême droite 26, mobilisation balbutiante et dispersée pour faire face aux attaques diverses sur le monde associatif 27, discours de défense du secteur culturel qui peine à trouver ses arguments, soutien des concitoyen·nes introuvable en raison d’une assise auprès des classes moyennes et populaires qui n’a cessé de diminuer depuis les années 1970 28, parole politique longtemps inaudible 29,… Ces dynamiques tiennent en partie à une double tendance à l’œuvre depuis des décennies, qui participe à l’atomisation du secteur culturel et entrave sa capacité à être en prise avec la société : la montée en puissance d’une conception libérale de la culture, qui se traduit entre autres par des politiques de soutien à des « filières culturelles » (en grande partie envisagées sous un prisme économique et par des appels à projets toujours plus prégnants) ; la dépolitisation des artistes et des professionnel·les de la culture, illustrée par l’atonie des milieux culturels à l’été 2024, qui a conduit à une mobilisation tardive et inégale pour les législatives anticipées 30.

Le monde de la culture se fantasme en rempart contre la barbarie, alors qu’il a du mal aujourd’hui ne serait-ce qu’à se coaliser et à fédérer autour de lui. Le centre de gravité des réflexions et mobilisations actuelles devrait moins tourner autour du « comment on sauve nos activités et nos emplois » que du « comment on renoue avec le corps social, pour qu’il nous aide à sauver nos activités et nos emplois ». Dit autrement, il faut peut-être tenir stratégiquement deux bouts ensemble : rappeler avec force à quoi sert la culture et la valeur créée pour la société, et remettre à plat collectivement notre modèle en bout de course pour faire en sorte que chacun·e regagne en pouvoir sur sa vie culturelle. Le monde de la culture se fantasme en rempart contre la barbarie, alors qu’il a du mal aujourd’hui ne serait-ce qu’à se coaliser et à fédérer autour de lui

Ce second chantier doit impérativement se faire avec les citoyen·nes, pas « en leur nom ». A défaut, le risque est grand de le cantonner à des enjeux politico-administratifs et à des ajustements à la marge décidés par une minorité, au lieu d’en faire une question sociale et un objet de débat public. C’est pourtant l’écueil qui guette les récentes initiatives en ce sens, malgré un constat commun sur le besoin de refonder les politiques culturelles : appel de Culture·Co à des Assises nationales de la culture et préparation par ses adhérents d’une position nationale sur l’avenir des politiques culturelles territoriales, travaux de la commission Culture de Régions de France pour aboutir à la construction de propositions nouvelles 31, appels divers à réinventer le service public de la culture 32, appel à des États généraux de la culture initié par le Parti Communiste Français 33...
On voit mal comment les préoccupations et aspirations citoyennes vont infuser dans ces espaces qui fleurent l’entre-soi « expert », alors que cela devrait être un prérequis. L’organisation d’une Convention citoyenne de la culture, récemment proposée par le Syndicat national des arts vivants (Synavi) 34, aurait au moins ce mérite-là – malgré toutes les limites des Conventions citoyennes. Les questions à trancher sont nombreuses et nous concernent tous·tes au premier chef : que choisit-on de soutenir (ou non) et à quel degré, de sanctuariser (la culture comme compétence obligatoire par exemple), qui prend en charge quoi parmi les collectivités locales et l’Etat, quelle répartition des financements au sein du secteur pour asseoir au mieux la diversité artistique et culturelle, quelle place de la création artistique subventionnée – historiquement survalorisée en France – par rapport aux autres missions de service public, quels outils et moyens pour asseoir une culture au service de l’émancipation de chacun·e et de la justice sociale, etc.

Un des cadres possibles pour repenser ce modèle culturel en déclin est celui des droits culturels. Alors que cette notion est consacrée par deux lois depuis une décennie (NOTRe en 2015 et LCAP en 2016), elle n’a jamais permis de redessiner la politique culturelle française 35. Si le manque de volontarisme politique est en cause, la méconnaissance et l’absence de mise en pratique par les responsables culturel·les 36, voire leurs résistances parfois très fortes 37, font partie du problème. Le résultat : au moment où nous nous battons pour ne pas prendre l’eau et où le ministère de la Culture alloue péniblement 6 millions d’euros (ME) supplémentaires au plan « Mieux produire, mieux diffuser » (après avoir consenti une baisse de 114 ME sur son budget 2025), l’Espagne lance un ambitieux Plan pour les droits culturels issu d’une année de concertations, en le dotant de 79 ME et en créant une direction des droits culturels au sein de son ministère de la Culture. Au risque de rappeler une évidence, il ne suffit pas de faire des « hors les murs » ou des « scènes ouvertes » pour concrétiser les droits culturels. Cela requiert de réinventer des rôles et des fonctions souvent « sacro-saints » (création, programmation et diffusion), en reconsidérant le monopole des professionnel·les sur la prescription culturelle 38. Et, plus profondément, de se départir d’une conception de la « culture-catalogue » (aménager un « déjà-là » institué en mettant les œuvres d’art au centre) au profit d’une « culture-processus », consistant à mettre les relations entre personnes et autres vivants au cœur, pour décider continuellement ce qui « fait culture » dans le respect de la liberté et de l’égalité de chacun·e 39. Une piste ardue bien que prometteuse, face aux visions autoritaires et liberticides de la culture véhiculées par un nombre croissant d’élu·es, et aux impasses décrites qui font de la culture un vecteur d’exclusion et de ressentiment. Cet exercice d’introspection individuel et collectif pourrait être le prix de l’alternative au pacte faustien, et contribuer à la préservation de ce qui nous anime.

 
 
 

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Notes

 
 
2  L’UDR est le parti emmené par Éric Ciotti. En dépit de chiffres parfois contradictoires, on a compté 139 député·es RN et UDR, 35 député·es européen·nes RN ou issu·es de Reconquête, 840 conseillers·ères municipaux·ales RN dans 258 communes (dont 13 maires dans des villes de plus de 9 000 habitants), 252 conseillers·ères régionaux·ales et 26 conseillers·ères départementaux·ales RN. Beaucoup de professionnel·les du secteur culturel doivent ainsi collaborer avec ces nombreux·ses élu·es au quotidien.
 
3  Le baromètre mesurant l’évolution des budgets culturels des collectivités territoriales, réalisé annuellement par l’Observatoire des politiques culturelles (OPC), montre que près de la moitié des collectivités interrogées ont diminué leur budget culturel sur 2024-2025. Une « rupture historique » transcendant les clivages politiques, au dire du codirecteur de l’OPC Vincent Guillon. Voir « Le soutien des collectivités territoriales à la culture s’effondre partout en France, selon un baromètre national », Le Monde, 9 juillet 2025.
 
4  Élections municipales en mars 2026, présidentielles en 2027, régionales et départementales en mars 2028, législatives et européennes en 2029.
 
5  « La culture à l’épreuve de l’extrême droite : des discours au passage à l’acte », Observatoire des politiques culturelles, 26 juin 2024.
 
6  « Quelle place pour la culture dans le programme du RN ? », The Conversation, E. Négrier, 19 juin 2024.
 
7  « La culture à l’épreuve de l’extrême droite : des discours au passage à l’acte », op. cit.
 
8  V. Dubois et al., Le politique, l’artiste et le gestionnaire. (Re)configurations locales et (dé)politisation de la culture, Ed. du Croquant, 2012, 274 p.
 
9  Un forum organisé par l’Association des maires de France (AMF) en décembre 2024 sur le thème de la programmation culturelle a bien montré les dissensus forts entre directeur·rices de lieux et élu·es. Les premier·ères opposant aux second·es leur rôle de médiateur avec la société et le respect de la liberté de diffusion, certain·es élu·es revendiquant au contraire un droit de regard sur les contenus artistiques financés par de l’argent public en tant qu’un mandat leur est confié par la population à ce titre. Voir aussi « Culture : malaise entre élus et professionnels », La gazette des communes, 13 mars 2015.
 
10  Malgré une loi de 2016 sanctuarisant la liberté de création et de diffusion artistiques (dite « LCAP »), le rapport du Sénat pointe des entraves plus nombreuses, ayant une portée plus locale et motivées par des intérêts plus diversifiés couvrant tout l’échiquier politique, ainsi qu’une tendance plus fréquente à la censure préventive d’élu·es locaux·ales ou de programmateur·rices sous la pression de collectifs citoyens. Cf. « Mission d’information sur l’évaluation du volet "création" de la loi relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (LCAP) », Commission de la culture, de l’éducation, de la communication et du sport, rapport d'information n° 117 (2024-2025) de Else Joseph et al., déposé le 6 novembre 2024, p. 14-15.
 
11  « Culture : quand l’extrême droite est au pouvoir », Le Quotidien de l’Art, 6 juin 2024.
 
12  Si l’on reprend la définition, avec le sociologue Ugo Palheta qui insiste sur son caractère imparfait, du fascisme comme « mouvement de masse qui prétend œuvrer à la régénération d’une "communauté imaginaire" considérée comme organique (nation, race et/ou civilisation) et dont on craint la décomposition, voire la disparition : une régénération qui doit passer par la purification ethno-raciale, par l’anéantissement de toute forme de conflit social et de toute contestation (politique, syndicale, religieuse, journalistique ou artistique), autrement dit par l’évitement de tout ce qui paraît mettre en péril l’unité fantasmatique de cette "communauté imaginaire", en particulier la présence visible de minorités ethno-raciales et l’activisme des mouvements d’émancipation ». Cf. Ugo Palheta, Comment le fascisme gagne la France. De Macron à Le Pen, La Découverte, 2025, p. 37-38.
 
 
14  Sur l’examen de 2 876 scrutins publics analysés depuis le début de la 17ème législature, ces deux groupes ont voté en moyenne sept fois sur dix les mêmes textes et motions, une communauté de votes un peu plus importante qu’entre les groupes DR et Ensemble pour la République (six fois sur dix). « À l’Assemblée, la droite plus proche du RN que des macronistes », Politico, 2 juillet 2025.
 
15  F. Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Seuil, 2024, cf. chapitre 5 et particulièrement p. 185-191.
 
16  Ibid.
 
17  Elle est encore plus liée à l’appartenance sociale en 2008 que 35 ans plus tôt, les taux de non-fréquentation s’étant accrus dans tous les groupes sociaux à l’exception des cadres supérieurs. Cf. P. Coulangeon, Les métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui, Grasset, 2011, 165 p. La dernière enquête de 2018 montre une réduction notable des écarts sociaux pour la fréquentation des bibliothèques et des théâtres, une stabilité relative pour le cinéma et un creusement des écarts pour les lieux patrimoniaux (musées, expositions, monuments) ou les concerts de musique classique, de rock et de jazz. P. Lombardo et L. Wolff, 50 ans de pratiques culturelles en France, DEPS, coll. « Culture études », 2020-2, juillet 2020, p. 3, 47, 60 et 65.
 
18  L. Garcia et al., Les sorties culturelles des Français et leurs pratiques en ligne en 2023, 2024-2, avril 2024, p. 16.
 
19  « Politiques culturelles et classes populaires : rendez-vous manqué », La gazette des communes, 21 octobre 2024.
 
20  Entre un tiers et 45 % des personnes déclarent ne pas être allées au concert, au cinéma et au théâtre sur les douze derniers mois par désintérêt, et autour de 15 % des personnes car elles estiment ne pas se sentir à leur place dans ces lieux. Cf. L. Garcia et al., op. cit., p. 26. Sur la fréquentation de festivals musiques actuelles, voir : « Quartiers populaires : "les festivals c’est pas fait pour nous" », Booska-P, 12 juillet 2023.
 
 
22  Une note du Conseil d’analyse économique suggère que de fortes dépenses culturelles de fonctionnement peuvent contribuer à réduire l’abstention. Toutefois, si cela semble opérant pour les populations déjà usagères des lieux culturels, cela peut en revanche contribuer à alimenter la défiance de celles qui ne le sont pas contre les institutions et leurs représentant·es (élu·es, équipes de lieux, etc.). Pour une analyse plus complète : « La culture contre l’abstention », Fncc.fr, 20 avril 2022.
 
23  Sur le renforcement de la distance sociale et symbolique d’un public « captif » résultant de la médiation culturelle, C. Ghebaur, « "Une fois devant, ils aimeront." Médiation culturelle, appropriation et non-publics en banlieue parisienne », Cahiers d’anthropologie sociale, n° 12(2), 2015, p. 127-143.
 
24  V. Guillon, « Politique culturelle : le théâtre public en héritage », L’Observatoire. La revue des politiques culturelles, n° 62 [En ligne], juillet 2024.
 
25  Robin Renucci, metteur en scène et directeur du théâtre national de la Criée, en offre une illustration emblématique dans l’émission « Le Temps du débat » de France Culture, diffusée une semaine avant les législatives anticipées et interrogeant la part de responsabilité du monde culturel dans la montée en puissance de l’extrême droite.
 
26  On pense notamment aux critiques ayant ciblé les rares voix dissonantes du spectacle vivant public à avoir tenté une introspection à l’orée des législatives anticipées (Ariane Mnouchkine, Éric Ruf). Par exemple, « Alors redevenez "la Grande Ariane" », l’Humanité, 21 juin 2024.
 
27  On a ainsi du mal à voir en quoi la Mobilisation et Coopération Arts et Culture (MCAC), relancée en avril 2025 par une cinquantaine d’organisations (dont Haute Fidélité), ne fait pas en partie doublon par rapport à la Mobilisation des associations citoyennes, vu la proximité des mots d’ordre et des buts affichés : marcher en ordre dispersé peut conduire à l’essoufflement de l’énergie militante, à diluer l’impact des forces mobilisées et le sens de ce pour quoi on lutte.
 
28  M. Glas, Quand l’art chasse le populaire. Socio-histoire du théâtre en France depuis 1945, Agone, 2023, 384 p. Pour une synthèse par l’autrice, « Quand le théâtre public perd de vue le populaire : socio-histoire d’une contradiction », Observatoire des politiques culturelles, 26 septembre 2024.
 
29  Voir à ce propos la conclusion de la résolution du Conseil économique, social et environnemental, « Crise du secteur culturel : l’urgence d’agir », 9 mai 2023, p. 20-21. Des responsables politiques, plutôt situé·es à gauche de l’échiquier politique, commencent à prendre position, à l’instar d’élu·es socialistes appelant dans une tribune au Monde à sanctuariser les budgets culturels des municipalités en 2026, ou de François Ruffin qui plaide « pour un nouveau contrat entre l’art et le peuple » dans un récent billet de blog.
 
30  « Le monde de la culture se mobilise (timidement) contre le RN à quelques jours du vote », Beaux Arts Magazine, 28 juin 2024. Pour le secteur musical, lire : « Contre le RN, le monde de la musique en mode sourdine », Les Jours, 22 juin 2024. Cette dépolitisation s’inscrit dans un contexte plus large d’autocensure et de mise à distance de la critique des politiques publiques qui touche massivement le secteur associatif subventionné, comme le confirme la première enquête statistique nationale réalisée auprès de 2 700 associations représentatives du secteur dans sa diversité. Cf. « Libertés associatives : "L’autocensure est un phénomène massif" », Mediapart, 30 juin 2025.
 
31  La synthèse des premières consultations menées auprès de représentant·es du monde culturel est disponible en suivant ce lien.
 
32  Cf. entre autres : « Réinventer le service public de la culture », L’Affut. Le magazine de l’A. Agence culturelle Nouvelle-Aquitaine, printemps-été 2025, p. 4-7.
 
 
34  Synavi, « Déclaration du Mans », 30 juin 2025.
 
35  « A la recherche des "droits culturels" », Terra Nova, M-O. Padis, 11 mars 2024.
 
36  Une synthèse du Cycle des Hautes Études de la Culture sur le sujet est limpide : « Pour autant, la notion de droits culturels est en l’état mal comprise et difficilement appropriée par les acteurs, ce qui explique son manque de portage politique et institutionnel. La majorité des acteurs culturels questionnés par le groupe n’ont aucune connaissance de la notion de droits culturels, d’autres s’en revendiquent à tort, et plusieurs mettent bien en œuvre une démarche adéquate mais sans le savoir. » Cf. Cycle des Hautes Études de la Culture, Session 19-20 – « Territoires de cultures », Synthèse du rapport du Groupe 5. Les droits culturels au service du lien citoyen et territorial, 2021, p. 1.
 
37  Pour un état des lieux des controverses, R. Sourisseau et C. Offroy, Démocratisation, démocratie et droits culturels, rapport d’étude, juin 2019, particulièrement p. 41-46. Voir aussi S. Montero et A. Chêne, « Les scènes culturelles labellisées à l’épreuve du modèle émergent du tiers-lieu culturel », Culture & Musées, n° 45 [En ligne], juin 2025.
 
38  Monopole qui est le plus souvent ardemment défendu, mais qui peut aussi être totalement dénié par celles et ceux qui l’exercent. Dans un récent manifeste sur la programmation dans le spectacle vivant, ses auteur·rices présentent ce « travail d’artisan » comme un acte « désintéressé » et « au service de l’autre ». Un discours qui évacue tous les enjeux de pouvoir et de domination, les logiques de carrière et autres profits sociaux et symboliques qu’en retirent les professionnel·les.
 
39  « Où rechercher les droits culturels des personnes ? », La Grande Conversation, J-M. Lucas, 24 avril 2025.