Les disparités sociologiques entre professionnel·les du secteur culturel et populations des territoires ruraux constituent un premier élément d’explication de cette incompréhension réciproque : les premiers sont (plus fréquemment) issus de catégories moyennes ou supérieures, résident et travaillent majoritairement en milieu urbain et sont dotés d’un important capital culturel les personnes en position d’édicter ce que doit être le « bon goût » culturel ont de grandes probabilités de ne pas partager les propriétés sociales des habitants des territoires ruraux
(c’est-à-dire à la fois fortement diplômés, intensément consommateurs et connaisseurs de biens culturels et qui « savent » le montrer) 1. Les représentations et attentes quant à « l’objet culture » – que ce soit un spectacle, un livre ou une chanson – ne sont pas les mêmes selon qu’on se situe de part et d’autre de cette ligne de démarcation fictive.
Autrement dit, les personnes en position d’édicter ce que doit être le « bon goût » culturel – donc celles qui programment des spectacles, dirigent des lieux, négocient des contrats en maisons de disque, sélectionnent les artistes consacrés via des tremplins ou des prix, fabriquent les lois régulant le secteur, etc. – ont de grandes probabilités de ne pas partager les propriétés sociales des habitants des territoires ruraux 2. Un groupe émergent d’un de ces territoires aura toutes les chances de faire l’objet d’une réception au mieux indifférente, au pire très critique et condescendante de la part des programmateurs de scènes labellisées de pôles urbains. Ce d’autant plus qu’il n’aura pas pleinement intégré les codes et les réseaux, fait son chemin dans les dispositifs d’accompagnement, bénéficié d’un bouche-à-oreille favorable et de la reproduction « de ce qui marche », logiques centrales dans l’activité de programmation. Le désajustement entre le « goût » des professionnel·les du secteur culturel et les propositions artistiques jugées « hors sol », « pas assez "pro" » provient notamment du fait qu’elles ne leur ressemblent pas (sociologiquement parlant), et ne sont pas conformes à ce qu’ils ont l’habitude de voir. Nombre de travaux en sciences humaines montrent de longue date que sous couvert d’ « objectivité » ou de ne se baser uniquement que sur la « qualité » intrinsèque, les professionnel·les définissent (le plus souvent inconsciemment et à rebours de leurs intentions) une culture qui est en fait la leur, et qui exclut une grande partie de la population et de leurs pratiques, notamment celles des territoires ruraux 3.
Un autre élément d’explication tient à la vision « urbano-centrée » dominante de la culture, poids de l’héritage des politiques culturelles. Malgré un effort indéniable depuis 60 ans pour construire un maillage d’équipements sur l’ensemble du territoire métropolitain, l’Etat français, très centralisé et prenant pour référence sa capitale, a construit son action autour des zones urbaines. Le ministère de la Culture se positionne aujourd’hui dans une logique de « rattrapage » : le « Plan culture et ruralité » vise bien à élargir l’accès à la culture et à renforcer l’offre culturelle dans les petites villes et territoires périurbains ou ruraux, en partant du présupposé qu’ils sont moins dotés en la matière. Si l’on se base sur les ressources disponibles (équipements, labels, subventions, ingénierie, etc.), il est clair que c’est le cas. Toutefois, si l’on part des initiatives menées au sein de ces territoires, riches autant que diverses, c’est moins le cas et on a tendance à l'ignorer 4. Comme le pointait à juste titre un adhérent lors de notre dernier séminaire annuel, « les gens des territoires ruraux n’ont attendu personne pour faire des choses ». La vision « urbano-centrée » de la culture évoquée plus haut a en effet largement imprégné les imaginaires : les échanges et discours autour du couple culture et ruralités donnent en effet très souvent le sentiment que la culture jaillit – ou doit essaimer – des villes pour aller dans les campagnes (et très rarement l’inverse). Cela se double souvent de discours misérabilistes qui assimilent les territoires ruraux à des déserts culturels, mais qui méconnaissent trop souvent les réalités et les besoins de ces territoires 5. Besoins qui ne se résument pas à de l’argent : l’intérêt et la reconnaissance sincères pour ce qu’il s’y passe seraient un bon point de départ.
Sans chercher non plus à porter un regard idéalisé sur la vie culturelle en ruralités, il paraît sensé d’acter la pertinence de partir des initiatives locales et des acteurs qui les portent pour consolider l’existant (plutôt qu’implanter un nouvel équipement mal conçu qui ne rencontrera pas son public et fonctionnera en sous-régime par manque de moyens, par exemple). Il paraît également sain de capitaliser sur les savoirs et les savoir-faire des professionnels de la culture reconnaitre que les acteurs des territoires ont aussi un ensemble de savoirs pratiques, relationnels, techniques, traditionnels à transmettre, c’est simplement prendre au sérieux et travailler au concret la notion de droits culturels.
ET des acteurs des territoires, pour co-construire horizontalement de nouvelles formes culturelles. Cela ne signifie pas tout mettre au même niveau : les professionnel·les du secteur ont des compétences et connaissances spécialisées que les seconds n’ont pas (faire une programmation, déclarer au GUSO, payer correctement et légalement les intermittents, pérenniser une activité de diffusion ça s’apprend). Mais ces derniers ont aussi un ensemble de savoirs pratiques, relationnels, techniques, traditionnels à transmettre : le reconnaître et l’intégrer aux initiatives, c’est simplement prendre au sérieux et travailler au concret la notion de droits culturels.
Ce qui nous amène à un autre point capital : il faut aussi convenir du fait que ces espaces ruraux sont parmi les mieux placés au regard des impératifs de transition écologique et économique du secteur. Dans une logique où il faut se saisir des enjeux de décroissance et de localisme, les acteurs habitués à composer avec peu de ressources ont dû déployer avec beaucoup d’ingéniosité d’autres manières de faire, qui peuvent être source d’inspiration pour inventer les modèles de demain. Des initiatives comme celles portées par la Chambre d’eau dans l’Avesnois Thiérache, ou le Bidule café à Nogent-l’Artaud dans un autre registre, mettent en jeu de nouvelles relations entre un territoire, ses habitants et son tissu associatif, et travaillent à une présence artistique durable en inventant de nouvelles médiations et convivialités. L’une de leurs forces, c'est qu’ils ne se définissent pas comme des lieux culturels stricto sensu, mais comme des lieux de vie, en prise étroite avec différentes sphères (citoyenne, universitaire, culturelle, scolaire, sociale, politique, etc.) et avec une « communauté territoriale » à géométrie variable 6. Peut-être que les lieux consacrés de la culture, encore trop souvent réservés aux initiés malgré une ouverture relative 7, doivent s’effacer au profit de lieux polyvalents ou de projets nomades 8. Il faut rester prudent sur ce point dans le sens où ces initiatives ne remplissent pas les mêmes fonctions qu’un lieu de diffusion conventionnel, mais il y a sûrement des complémentarités et mutualisations à trouver, ce d’autant plus que la crise du Covid-19 semble avoir encouragé une transformation des habitudes culturelles 9. Peut-être que de nouveaux modes de gestion et d’investissement humain vont en émerger ou se démocratiser. Penser ensemble culture et ruralités a en tout cas d’ores et déjà un effet vertueux : s’interroger sur ses pratiques, c’est déjà commencer à remettre en cause des idées reçues, sinon des privilèges ignorés comme tels 10.