Tout·e professionnel·le de la culture le sait : il faut décarboner notre secteur d’activités ! Le mot d’ordre est professé depuis plusieurs années, de rapport 1 en table ronde 2 en passant par les nombreuses études 3 et récentes feuilles de route du ministère et des collectivités locales 4. Certes, l’empreinte carbone est un gros morceau pour engager la transition écologique du secteur culturel, qui représenterait au bas mot 2 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) de la France 5. Et à l’intérieur de ce gros morceau, un solide bout de gras est pointé du doigt : les mobilités des publics. Agir sur les mobilités des publics (...) n’engage pas véritablement une transformation systémique et concertée du secteur.
Elles sont en effet désignées comme largement dominantes, en particulier pour les musées, les festivals et certains lieux de diffusion, bien que les estimations soient rarement consensuelles 6.
Agir sur les mobilités des publics représente à elle seule une tâche immense, et un véritable défi pour les parties concernées. Mais c’est surtout ne prendre le problème que par un (petit) bout, qui n’engage pas véritablement une transformation systémique et concertée du secteur. Parvenir à réduire de 30 % les émissions de GES de votre structure ou événement en incitant aux mobilités faiblement carbonées, c’est très bien. Mais si votre festival change de site dans deux ans ? Si la ligne de bus de nuit à proximité de votre lieu est déviée dans trois ans ? Si votre partenariat avec l’opérateur de mobilité prend fin l’an prochain et que la collectivité compétente vous lâche faute de moyens ? Et si, en raison de votre géniale programmation cette saison, les spectateur·rice·s viennent de très loin et privilégient (comme d’habitude) les moyens de transports les moins écologiques (voiture, avion) ? Rien ne garantit par ailleurs que les gains carbone réalisés ici ne soient limités par des coûts carbone plus élevés là (énergie, numérique, alimentation, etc.). Les inconnues et les impasses sont trop nombreuses lorsqu’on agit isolément sur un seul paramètre…
Et c’est là où l’on voit que la réponse ne peut qu’être collective pour vraiment changer la donne : à la fois engager collectivement les parties prenantes des filières culturelles 7, et embrasser de manière structurelle les infrastructures dont elles dépendent et les impacts qu’elles produisent. Adopter une approche systémique pour transformer les modes de production, de diffusion et de consommation des activités culturelles permet d’éviter l’écueil de se focaliser uniquement sur l’empreinte carbone. Le prisme carbone incite en effet souvent à penser que des solutions technologiques vont permettre de faire face aux défis, selon le processus identification de l’impact environnemental/chiffrage via des indicateurs/définition d’objectifs en vue de rendre les activités soutenables, approche qui comporte de nombreux biais 8. Ce serait passer à côté d’autres formes de pollution (plastique, chimique, terres rares et artificialisation des sols…) et d’autres effets imputables aux activités culturelles (précarité sociale, VHSS et inégalités genrées, conditions de travail déplorables, risques psychosociaux, etc.). Le prisme carbone incite en effet souvent à penser que des solutions technologiques vont permettre de faire face aux défis (...) Ce serait passer à côté d’autres formes de pollution et d’autres effets imputables aux activités culturelles.
Il s’agit donc de privilégier une approche pluridimensionnelle s’appuyant sur une refonte des organisations, et donc sensible à l’évolution des métiers et des compétences, et incluant la recherche de co-bénéfices (l’idée n’est pas d’accentuer les inégalités, mais de penser une transition juste et durable).
Une manière opportune et démocratique d’y parvenir tient peut-être en ce triptyque, que décline l’article programmatique du regretté François Ribac dans la revue Audimat : chercher, arbitrer et transformer collectivement 9. Il y décrit un projet visant à enquêter de façon collaborative sur les moyens d’engager une transformation socio-écologique dans le secteur culturel. L’idée fondamentale est de conjuguer les compétences et expériences d’universitaires spécialistes à celles d’autres groupes sociaux, et notamment les mondes professionnels investigués (mais pas uniquement, on y revient plus loin). Un collectif pluridisciplinaire de chercheur·euse·s des sciences humaines et sociales pourrait par exemple enquêter sur et avec les musées, les salles de concerts et les lieux de spectacle vivant, les festivals et les structures de production musicale en Hauts-de-France, ou dans une perspective comparée avec une autre région pour faire émerger des traits communs et des spécificités territoriales.
Son point de départ consisterait à capitaliser sur les pratiques et savoirs existants via des séminaires publics, où seront partagées des expériences, formes d’enquête, initiatives de transformation écologique et autres expérimentations artistiques. Il s’agirait ensuite de documenter et de cartographier les spécificités caractérisant ces différentes filières culturelles d’une part, et leurs dépendances aux infrastructures externes de l’autre (réseaux de transports et numériques, agroalimentaires et autres ressources naturelles, formes de travail et de salariat, etc.). Cela en n’omettant pas de relever les « internalités positives », c’est-à-dire toutes les formes d’attention et de soin plus ou moins formelles que ces filières produisent également : sociabilités festives, sollicitude et formes d’entraide dans le milieu professionnel, plaisirs et transmission de savoirs divers durant les expériences de découverte des œuvres et d’apprentissage, etc. Ce travail d’enquête prêterait une attention soutenue au point de vue et aux savoirs des personnes et collectifs précaires, et à ceux des « profanes » pour faire un pas de côté et élargir la compréhension des problématiques soulevées.
A partir des empreintes environnementales repérées et des ressources produites 10, on pourrait enfin arbitrer par le biais de conférences de consensus sur les orientations prioritaires et secondaires indispensables à la transformation socio-écologique des filières culturelles investiguées. Ces conférences associeraient les représentant·e·s des mondes professionnels, des élu·e·s, des acteur·rice·s d’associations et d’ONG ainsi que des citoyen·ne·s des territoires, l’idée étant d’établir des consensus orientés vers le bien commun (et donc pas seulement le fait d’ « expert·e·s » ou de « pros »). Un agenda de la transformation permettrait ainsi de réduire l’empreinte environnementale et de faire face aux différentes précarités mises en lumière, en se détachant peu à peu des infrastructures externes et en développant une autonomie (énergétique par exemple) pour les filières concernées des différents territoires 11.
Quelle différence avec les initiatives de décarbonation du secteur culturel évoquées plus haut, opposeront les sceptiques ? Deux principales.
Ce serait déjà désamorcer le prisme managérial à l’œuvre dans ces initiatives. Construites par les milieux professionnels à la suite du dessaisissement des pouvoirs publics, elles obéissent souvent à un schéma cyclique 12 qui limite les possibilités de changement systémique en se concentrant sur un nombre restreint de facteurs d’impact internes à une filière (la musique, le spectacle vivant, les arts visuels, etc.). La situation n’appelle pas à des ajustements localisés et ponctuels, mais à un changement concerté de paradigme, avec des collectivités qui endossent un rôle planificateur stratégique effectif
Or la situation n’appelle pas à des ajustements localisés et ponctuels, mais à un changement concerté de paradigme, avec des collectivités qui endossent un rôle planificateur stratégique effectif 13. Celui-ci fait encore défaut aujourd’hui, comme en témoignent le caractère marginal de la transition écologique au sein des politiques culturelles territoriales 14 ou l’absence criante de prise en considération approfondie de ses enjeux dans les maquettes de formation initiale en administration culturelle. Si elles n’échappent pas à tous les biais soulevés ici, un nombre croissant d’initiatives du secteur culturel plaident pour ce type d’approche plus collective et structurelle en interpellant les pouvoirs publics 15. Soulignons d’ailleurs pour nuancer que ces derniers actent des évolutions favorables, que ce soit par le financement d’expérimentations visant à la transformation des modèles (le dispositif « Alternatives vertes » du ministère de la Culture, les aides aux projets en faveur de la transition écologique du CNM…), ou encore par la structuration territoriale de l’accompagnement aux transitions via la mise en place des Cadres d’action et de coopération pour la transformation écologique (CACTÉ).
Ce serait ensuite réinjecter une vraie délibération démocratique autour d’enjeux qui ne concernent pas que les mondes professionnels, le personnel politique, les technicien·ne·s des collectivités publiques et les « expert·e·s » qui les conseillent, mais bien l’ensemble des citoyen·ne·s « ordinaires » : usager·ère·s des équipements et parties prenantes des événements, bénévoles indispensables à leur réalisation, résident·e·s voisin·e·s impacté·e·s à différents degrés, individus et collectifs précarisés par les situations de prédation… La qualité et l’ambition des préconisations de la Convention citoyenne pour le climat a bien montré tout l’intérêt de ce type de processus, malgré une traduction politique en deçà des espérances. Tout un chacun loue la capacité de la culture et de l’art à transformer les imaginaires à l’œuvre dans nos modes de production et de consommation. Il faut peut-être aussi questionner et changer les manières dont sont identifiées et mises en œuvre les voies de transformations socio-écologiques du secteur culturel. Ce sera la garantie de leur acceptabilité et de leur efficience.