L'actualité de l’examen du PLF 2024 l’a confirmé : les musiques actuelles comptent parmi les filières culturelles les moins dotées par l’Etat et les collectivités locales. Le débat parlementaire autour du financement des SMAC (Scènes de Musiques Actuelles) a pointé leur « situation alarmante », ce label étant au sein du spectacle vivant celui qui bénéficie de l’aide moyenne de l’Etat la plus faible et dont le montant plancher de participation de l’Etat est le plus faible 1.
Quand on sait que les SMAC ne constituent que la partie émergée de l’iceberg, en tant qu’équipements parmi les plus aidés des musiques actuelles, l’inquiétude est légitime à l’heure où le gouvernement annonce de sérieuses coupes budgétaires en 2024-2025. Ce sous-financement chronique va en effet au-delà du seul label SMAC, et concerne également les dotations des collectivités locales. Le cas de la Région Hauts-de-France l’illustre assez nettement. Historiquement, la Région Hauts-de-France investit massivement dans la culture, au moins depuis les années 1970 et l’arrivée de Pierre Mauroy à la tête de l’exécutif régional. Elle est encore en 2023 la région métropolitaine dont le budget culture est le plus important, que ce soit en valeur absolue, en part du budget global de la collectivité ou en euros par habitant·e 2. la part de budget de la Région Hauts-de-France captée par les musiques actuelles semble minime au regard d’autres filières culturelles
Et cela devrait se confirmer pour 2024 : les régions ont toutes adopté leur budget et les Hauts-de-France conservent le budget culturel le plus élevé à 110,8 millions d’euros (+3 % en un an) 3.
Or, la part captée par les musiques actuelles semble minime au regard d’autres filières culturelles. Les chiffres compilés par le Collectif régional arts et culture (CRAC) sur la période 2015-2019 sont assez parlants. En 2019 par exemple, si on distingue par filières, les musiques actuelles représentent 4,1 % des fonds régionaux dédiés aux programmes d'activités culture (donc hors aides aux projets), contre respectivement 23,8 % pour les musiques de répertoire, 23,4 % pour le patrimoine, 18,3 % pour le spectacle vivant pluridisciplinaire, 8,7 % pour le cinéma et l'audiovisuel, ou encore 5,8 % pour les arts visuels 4. Des données plus actuelles permettraient de voir si le Covid-19 a changé la donne à ce titre (ou non).
La structuration de la filière musiques actuelles est aussi en cause. Très composite et à la croisée de plusieurs logiques (privée à but lucratif, publique, ESS) et secteurs d’activités (spectacle vivant, musique enregistrée, audiovisuel), ses acteurs et actrices ont peu tendance à solliciter les services des collectivités en dehors des directions culturelles. Ils et elles développent par exemple peu de liens avec les technicien·nes des collectivités des directions liées à l’emploi, la formation professionnelle ou à la transformation de l’économie régionale et sont donc moins identifié·es et peu socialisé·es aux cadres de financement et aux logiques de ces services. Cela les prive d’une diversité potentielle d’aides axées sur les volets de l’économie, du rayonnement ou encore de la transition écologique, que d’autres filières embrassent plus volontiers (l’audiovisuel par exemple).
Paradoxalement, les récentes données produites par le ministère de la Culture attestent du poids dominant de la musique dans l’économie du spectacle vivant. La toute première photographie réalisée pour la billetterie du spectacle vivant en 2022 indique que la musique représente près d'un quart des représentations, la moitié du public et 60 % des recettes de l'ensemble. En affinant un peu, on s’aperçoit que les musiques actuelles sont très largement responsables de cet impact : elles représentent 19 % des représentations, 42 % du public et la moitié des recettes de l’ensemble 5.
La conclusion qui s’impose : alors qu’elle est structurellement sous-dotée par les pouvoirs publics, la filière musicale – et au premier chef, les musiques actuelles – est la filière du spectacle vivant dont l’impact économique est le plus prononcé. Et le raisonnement pourrait s’étendre dans une certaine mesure au champ plus vaste des industries culturelles et créatives (ICC). La musique est le 5ème secteur des ICC en termes de chiffre d’affaires en 2018 en France (9,7 milliards d’euros), avec une croissance plus soutenue que la majorité des autres secteurs (+ 10,4 % sur 2013-2018), et le second employeur (près de 257 000 salari·é·s en 2018), derrière l’audiovisuel mais avec une croissance des effectifs bien plus soutenue là aussi (+ 22,1 % sur 2013-2018) 6.
Imaginons un instant que les pouvoirs publics prennent la mesure du potentiel économique de la filière musicale et qu’ils la soutiennent en conséquence : son impact en serait décuplé, et elle deviendrait un acteur de poids avec qui il faudrait définitivement compter. Comme le montrent les tergiversations gouvernementales autour de la taxe streaming et du financement du CNM, on en est encore loin. Une récente étude conduite par la Guilde des artistes musiciens (GAM) révèle par ailleurs que le soutien public aux artistes de la musique est inconsidéré en France, leur laissant assumer la majeure partie du risque à produire leurs œuvres et développer leur carrière et nuisant sérieusement à l’émergence et la diversité artistiques 7.
Mais, rêvons encore un peu, supposons qu’ils actent le fait que cette richesse économique n’est qu’un indicateur parmi tout un ensemble de retombées produites par la musique, encore moins visibles et difficilement mesurables : lien social et cohésion, essaimage artistique et création, santé, prévention des risques et lutte contre les inégalités, actions culturelles et éducation artistique, formation et professionnalisation, patrimoine, attractivité territoriale et rayonnement culturel à l’étranger, etc. La musique serait alors soutenue à la mesure du rôle qu’elle a dans nos vies : un « fait social total » pour reprendre les mots de l’anthropologue Marcel Mauss, qui procure du travail et une opportunité de se former à certain·es, une façon de s’exprimer et/ou de s’extirper de sa condition sociale à d’autres, une passion et du plaisir à beaucoup, en somme une valeur sociale à tout un chacun...